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Orelsan : Réussir, mais à quel prix ?

Extrait de Tiens, tiens... N°2


Orelsan en 2021, au stade Ornano de Caen
Orelsan en 2021, au stade Ornano de Caen

En 2009, Orelsan, alors âgé de 25 ans, sortait son premier album, dans lequel il rappait : “Maintenant, faut passer sous l’bureau pour qu’on passe tes disques, Plus la carotte est grosse, plus l’auditeur écarte les cuisses”. 12 ans plus tard, à l’occasion de son quatrième album solo, le rappeur est couronné d’un disque d’or avant même la sortie de son projet grâce aux précommandes, et score 138 929 ventes en première semaine, incluant les ventes physiques et les écoutes en streaming. C’est la deuxième plus grosse première semaine pour un projet rap de tous les temps, devant l’album Deux Frères (2019) de PNL, mais derrière L'École du Micro d’Argent, du groupe marseillais IAM, et ses plus de 100 000 ventes le jour de sa sortie (!), à une époque où le streaming n’existait pas. Pour Orelsan, déjà très bien installé dans la scène musicale française, la consécration est totale, et ressemble alors à l’aboutissement d’une carrière de plus de 10 ans, incluant notamment 4 albums solo, deux albums avec son groupe Casseurs Flowters, qu’il forme avec son compère Gringe, un film, des dizaines de collaborations avec des rappeurs de différents pays, et même une mini-série en collaboration avec Canal+. Cerise sur le gâteau, Orelsan est partout. Sur toutes les radios, mais également sur tous les plateaux télé, dans tous les magazines, et sur tous les médias en général : la machine promotionnelle semble très bien fonctionner pour le rappeur du Calvados, qui, 10 ans plus tôt, se plaçait en opposition aux radios grand public, et même à la télévision de manière générale. Tout semble réussir à Orelsan, et il serait malhonnête de le nier.


Cependant, la réussite phénoménale d’Orelsan s’est faite, selon moi, au détriment de ce qui faisait de lui un artiste singulier, et la sortie de son dernier album est le point de non-retour dans ce que je considère comme le retournement de veste le plus important du rap français depuis le soutien en 2006 de Doc Gynéco à l’ancien président Nicolas Sarkozy. En 10 ans, Orelsan est passé d’un artiste provocateur, grossier, parfois choquant, mais avant tout sincère et profondément humain, au produit de consommation par excellence, qui coche chacune des cases du parfait petit rappeur, sans jamais (ou presque) chercher à apporter une réelle piste de réflexion dans ses textes, alors même qu’ils en ont la prétention. Pire, à l’écoute de son dernier album en date, Civilisation (2021), on a même l’impression qu’Orelsan est devenu tout ce qu’il détestait par le passé, et celui qui passait en 2011 au tribunal pour l’affaire “Sale Pute” est aujourd’hui tout sauf subversif : au contraire, c’est le gentil petit garçon du rap français, et même les auditeurs qui ne s’intéressent pas au rap l’écoutent, ou le connaissent du moins. Pour tout vous dire, mes tantes écoutent Orelsan ! Dans le genre lisse, la seule manière de faire pire aujourd’hui, c’est de s’appeler Bigflo & Oli…


 

L'AFFAIRE "SALE PUTE"


Extrait du clip de "Sale Pute"
Extrait du clip de "Sale Pute"

En 2007, Orelsan publie sur Youtube une chanson intitulée "Sale Pute". Dans celle-ci, il met en scène un homme apprenant l'infidélité de sa compagne, qui va alors boire et écrire la haine qu'il ressent. Ecrite à la première personne, la chanson est très violente, et est volontairement choquante.

C'est à la sortie de son premier album, Perdu d'Avance (2009) qu'Orelsan devient alors la cible de plaintes d'associations féministes, décrivant la chanson comme "une incitation à la violence envers les femmes".

Orelsan se défendra en expliquant avoir justement voulu montrer comment la tristesse, la haine et l'alcool peuvent transformer un homme en ce qu'il y a de plus mauvais. Il se défend de faire l'apologie du passage à l'acte, et au contraire, explique vouloir illustrer une pulsion de désespoir qui prend le pas sur la raison.

La chanson, que l'artiste sait choquante, n'est d'ailleurs pas présente sur l'album, et il ne la joue pas en concert.

Cela n'empêche pas des plaintes pour incitation à la haine et à la violence d'être déposées contre lui ainsi que la création de plusieurs pétitions à son encontre par la suite.

Finalement, il gagnera tous ses procès, mais aura tout de même été déprogrammé des Francofolies en 2009, et se sera vu contraint d'annuler plusieurs autres concerts.

Une polémique qui n'est pas terminée, et qui revient à chaque fois que l'artiste fait l'actualité, comme ce fut le cas lors des Victoires de la Musique 2018.


 

Avant de rentrer dans le vif du sujet, et de parler du problème que j’ai aujourd’hui avec Orelsan, je souhaiterais simplement préciser quelques points : premièrement, j’apprécie de base énormément cet artiste, et c’est justement mon affection pour sa musique qui me rend si déçu de ce qu’il est devenu. Deuxièmement, je ne suis pas dans la tête de cet artiste, et tout ce que je peux dire ou comprendre de sa musique reste évidemment sujet à débat : cela n’engage que moi, et ne représente évidemment pas une vérité générale. Enfin, je ne connais évidemment pas personnellement Orelsan, et tout ce que je peux dire ou penser de ses différentes prises de positions ou opinions n’est tiré que de ses paroles ou interviews, et j’entends bien qu’il s’agit d’un humain comme vous et moi, et qu’en aucun cas sa carrière artistique ne peut résumer l'entièreté de sa personne : je ne critique ici que ce qu’il est publiquement, et absolument pas sa vie personnelle, que je n’ai ni à connaître, ni à juger.


Mais alors, concrètement, c’est quoi le problème avec Orelsan, et depuis quand ?


Orelsan en 2009, pour la sortie de Perdu d'Avance
Orelsan en 2009, pour la sortie de Perdu d'Avance

Si pour certains, Orelsan est depuis longtemps un artiste problématique, comme ont pu en témoigner les différentes polémiques sur ses paroles, je tiens avant tout à me désolidariser de ces gens-là : je maintiens qu’un artiste doit pouvoir s’exprimer librement dans ses textes, pour le bien de la liberté d’expression avant tout, mais également pour garantir une liberté créative totale. Petit aparté, mais c’est selon moi le même genre de débat que l’on entretient vis-à-vis du rappeur Freeze Corleone, que l’on accuse d’antisémitisme : des paroles, qui sont évidemment associées à un personnage, et non à l’homme qui les interprète, ne doivent pas être censurées sous prétexte qu’elles choquent… Ce genre de débat existe depuis longtemps dans l’art, lorsque celui-ci aborde la violence verbale ou physique, mais il n’y a que dans le rap que l’on ne dissocie pas l’artiste (ici Orelsan ou Freeze Corleone) et le personnage qu’il incarne. Que l’on désapprouve ce que dit Orelsan dans Sale Pute, c’est une chose, et c’est même bien normal, mais chercher à censurer la chanson, c’est chercher à limiter la liberté d’expression d’un artiste, et c’est là que selon moi, cela devient dangereux pour l’art de manière générale : on ne peut demander à un artiste que celui-ci s’adapte à son public pour ne pas le choquer, sous peine de limiter sa créativité. Et ce n’est pas normal qu’en 2024, Bâton Rouge de Freeze Corleone ne soit toujours pas remis sur les plateformes de streaming après la polémique de 2020…


Mais alors, pour en revenir à Orelsan, si ce n’est pas les anciennes polémiques qui me posent problème, quel est le soucis ? Certains lui reprochent sa trop grande ouverture au grand public, et la posture mainstream qu’il adopte dans sa musicalité et ses paroles, et je ne peux être qu’en partie d’accord avec cela : proposer une musique plus légère, moins complexe, et plus en accord avec les tendances du moment n’est pas un problème en soi, de même que délaisser en partie le rap pour se rapprocher de la pop. Disiz, dont la carrière dure depuis plus de 20 ans l’a d’ailleurs très bien fait, et son dernier album en date, L’Amour (2022) est peut-être même son meilleur album, alors qu’il s’agit d’un disque que l’on ne peut même plus considérer comme “rap”. Non, le problème est lorsque ce positionnement “grand public” se fait en contradiction avec ce que l’on défend dans ses textes, et ce que l’on revendique durant tout un album.

Je m’explique.

Quoi que l’on dise, Orelsan a toujours été mainstream, ou du moins a fait de la musique orientée “grand public”. Dès son premier album, il a tenté de faire des singles, et a essayé de passer en radio. Il le dit lui-même dans Logo Dans le Ciel : “c’est ma chanson commerciale, si tu veux jacter, jacte, mais c’est pas avec Changement qu’on allait retourner les boîtes”. Une ambition assumée, pour un morceau qui finalement n’a même pas tant tourné que ça. Ça ne change rien, l’intention est la même : passer en radio, passer en boite, bref, rapporter des sous. Et personne ne peut en vouloir au jeune Aurélien de désirer sortir de son quotidien précaire, lui qui jusqu’à récemment était veilleur de nuit. De toute manière, contrairement à ce que l’on voudrait parfois nous faire croire, non, l’album Perdu d’Avance, lorsqu’il sort, n’est pas un OVNI dans le paysage rap français. Orelsan et son équipe sont les premiers à vouloir donner l’impression que l’album est une révolution, et si il est vrai que les textes peuvent sembler décalés, par rapport à ce qui se vend le plus, notamment car l’autodérision y est très présente et en racontant le quotidien d’un jeune un peu perdu, ce n’est pas non plus un dépaysement musical comme peut le proposer la scène underground du moment. En termes d’instru et de flow, Orelsan ne réinvente pas la roue, et la formule, si elle adopte une forme plus originale que la moyenne et surtout plus universelle dans les thèmes, garde au final le même fond que les plus gros vendeurs du moment. Rien d’étonnant, puisqu’il travaille avec Skread, qui a notamment composé la légendaire introduction de Panthéon (2002), Tallac, du rappeur Booba.



Orelsan en 2011, lors des clips promotionnels de son second album, Le Chant des Sirènes
Orelsan en 2011, lors des clips promotionnels de son second album, Le Chant des Sirènes

Dès le départ, Orelsan a des ambitions de grande carrière, et son deuxième album, s’il garde la même formule de punchlines, d’humour et d’autodérision—la formule Orelsan—, est déjà, lors de sa sortie, une ouverture supplémentaire vers le grand public, comme en témoigne le succès colossal du morceau La Terre est Ronde, clairement pensé pour la radio. Et encore une fois, il n’y a aucun mal à viser ce public-là : tous les morceaux ne peuvent pas et ne doivent pas être des démonstrations techniques de rap, à destination d’une niche. Orelsan, dans ses deux premiers albums, utilise toute sa palette artistique pour créer des projets les plus complets possible, pour le meilleur (Raelsan, Différent, Etoiles Invisibles, Elle viendra quand même), comme pour le pire (Entre Bien et Mal, Des trous dans la tête).


Orelsan lors du shooting de la pochette de La Fête est Finie, en 2017
Orelsan lors du shooting de la pochette de La Fête est Finie, en 2017

Que l’on ne soit pas touché par une musique plus commerciale, c’est une chose. On peut trouver cela dommage qu’un artiste décide d’orienter sa musique vers le grand public, je le conçois et le comprends parfaitement, mais il s’agit ici de préférence personnelle, pas d’une vérité générale. C’est la direction que prend Orelsan en 2017, pour la sortie de son troisième album solo, La Fête est Finie. Après deux projets en duo, sympathiques sans être excellents, qui marquaient déjà une ouverture vers le mainstream—je pense au single Inachevés—, Orelsan assume complètement son orientation plus commerciale, à tous niveaux. Le premier, que l’on remarque le plus, est celui des textes. Ici, Orelsan abandonne presque tout son style provocateur, pour adopter un discours plus lisse. Il conserve son identité, le sens de la punchline, mais son propos est sensiblement adouci. Il n’est plus cet ado provocateur qu’il incarnait par le passé, mais est enfin un adulte (presque) mature. Si certains ont critiqué ce “nouvel Orelsan”, je suis pour ma part content qu’il n'ait pas joué la carte du faussement subversif pour flatter ses fans de la première heure, en les caressant dans le sens du poil, comme peuvent le faire certains artistes qui en ont fait leur fond de commerce : Orelsan a grandi, et il est logique que ses bêtises de jeunesse aient cessé. Fini les blagues sur les homosexuels ou sa supposée transphobie, qui sonnait au mieux à peine drôle, au pire très déplacée. Orelsan n'est ni homophobe, ni transphobe, et ne se force donc pas à faire des blagues sur le sujet, ou simplement à utiliser des termes comme "pédés" pour perpétuer un personnage de provocateur. Une auto-censure normale, pour un artiste qui a simplement pris en maturité. Selon moi, le lissage réel des textes d'Orelsan n'est pas un problème, d'autant que son humour parfois cynique ou décalé est, lui, toujours présent, comme en témoigne le surprenant morceau Défaite de Famille, dont le concept même résume l’ADN de la musique du rappeur.

D'un point de vue musical, Orelsan est également plus ouvert, laissant de côté le rap par moment, pour aller jusqu'à chanter, plus encore que par le passé, sur des morceaux comme Tout va bien. Oui, il embrasse le grand public, en édulcorant parfois son propos, sans chercher à choquer, ou mettant de côté l'humour noir, mais la matière première de ses textes reste la même, et sa patte est bel est bien présente. Une volonté d’ouverture qui explique les différents featurings de l'album : Nekfeu, Stromae, Maître Gims, Damso (dans la réédition), autant de superstars de la musique, qui viennent chacune pour garantir une portée encore plus large à Orelsan avec ce nouvel album. Il s'ouvre même à l'international, avec une présence en fond du duo américain Ibey sur le magnifique Notes pour trop tard, et la présence de YBN Cordae sur le morceau Tout ce que je sais, disponible sur la réédition. Un album conçu comme un blockbuster, qui rafle tout sur son passage, et conclut une trilogie symbolique constituée de ses trois premiers albums solo. Un récit musical du passage de l’adolescence à la vie d’adulte, du renfermement d’un adolescent insécure à l’ouverture d’un homme qui s’assume enfin.



Orelsan sur le plateau de Quotidien, en 2018
Orelsan sur le plateau de Quotidien, en 2018

Résultat : un album au succès plus que retentissant, sacré aux Victoires de la Musique du prix de "Meilleur Album Urbain" en 2018, et dont la promotion pré et post sortie a permis à Orelsan d'être présent littéralement partout. L'artiste est devenu le parfait exemple du rappeur qui ne choque pas, et est alors l’artiste idéal à inviter pour les plateaux télé, qui souhaitent se donner une image "jeune", sans pour autant s'intéresser réellement à cette musique. Volontairement ou non, Orelsan, qui avait déjà cette image, mais de manière moins importante, devient, à ce moment là, et grâce au succès de son album et de son capital sympathie immense—obtenu notamment grâce à ses différents projets au cinéma et à la télé—le représentant du rap pour toute une partie de la population qui n'en écoute pas. En adaptant sa musique pour plaire au plus grand nombre, Orelsan se transforme lui-même en pur produit de l'industrie, dont l'image a autant de valeur que la musique, et si ce n'est pas en soi un problème, chaque artiste étant libre de souhaiter ce qu'il veut pour sa carrière, ce statut ne fait que renforcer le problème que je commence à avoir, après cet album, avec l'artiste.

Selon moi, l'ouverture au public mainstream de cet album est très réussie, et Orelsan a su trouver un juste milieu entre son identité d'artiste, les tendances, les prises de risques, et les attentes des auditeurs. Ce n'est pas mon album préféré du rappeur, mais c'est, je pense, son meilleur. Je ne pense pas que certains morceaux vieilliront aussi mal que peuvent le faire certains de ses albums précédents, comme Plus rien ne m'étonne par exemple, dont la prod dubstep est difficilement écoutable sans remise en contexte des années 2010. Si certains morceaux sont en deçà sur cet album, il s'agit avant tout de goût personnel, et bien que je n'aime pas spécialement le morceau Tout va bien par exemple, je comprends parfaitement en quoi il peut plaire, et il s’agit avant tout d’une question de subjectivité.

Orelsan, superstar du rap, et même de la musique française, doit maintenant réfléchir à la suite, et c'est comme cela que, quatre ans après son précédent album et après une stratégie promotionnelle sur laquelle nous reviendrons, sort en 2021 son quatrième album solo : Civilisation.

Un album créé en partie pendant le Covid, qui, comme son nom l'indique, se veut "engagé" (pour ce que ça vaut) et qui a pour thème principal notre société, d'une manière générale, le capitalisme et l’état de notre monde. Sur le papier, on peut imaginer qu'Orelsan, après avoir goûté au succès total avec son précédent album, souhaite revenir sur celui-ci, et la façon dont le star system a pu lui faire, peut-être, perdre les pédales. Dans les faits, Orelsan, durant un album entier, dresse le portrait d'une société qui va mal, abrutie par le capitalisme, sans pour autant jamais aborder sa propre condition, et son statut de représentant du capitalisme. Il se place en donneur de leçon, et se veut dénonciateur. C'est le propos même de l'unique single de l'album sorti avant le projet, L'Odeur de l'Essence. Un morceau fleuve, esquissant une société qui se veut la nôtre. Et si le morceau reste efficace, notamment grâce à l'incroyable prod de Skread, il ne faut pas s'attarder sur les paroles : en apparence "profond", le morceau est en réalité une succession de banalités faussement profondes ou engagées, et qui ne fait qu'enfoncer des portes ouvertes. "Être méchant, c'est pas bien" : c'est, en exagérant à peine, le niveau de réflexion du morceau, et Orelsan ne se remet à aucun moment en cause, en tant qu’élément du système qu’il semble dénoncer. Lui qui symbolise totalement son propos, en théorie intéressant, selon lequel les médias ont leur responsabilité sur l'état de notre société, ne fait jamais son auto-critique. Une thématique finalement très légère, que l'on retrouve sur tout l'album : dans ce registre, Orelsan, âgé à ce moment de presque quarante ans, donne l'impression d'être toujours l'adolescent désabusé qu'il était par le passé, dont la réflexion ne volait jamais très haut en ce qui concerne les sujets qui ne le touchaient pas directement. Dans ce registre, son confrère avec lequel il a travaillé par le passé, Nekfeu, a lui-même été critiqué pour ses phrases maladroitement engagées, et finalement assez bateau : c'était cependant sur son premier album, et il avait 25 ans. Aujourd'hui, Nekfeu est reconnu pour ses prises de position dans ses textes, car il a grandi et pris en maturité d'un côté, mais surtout car il a choisi de critiquer le système dans lequel il évolue, en se détachant de ce dernier. Alors qu'il semblait promis au même destin qu'Orelsan, en devenant “le gentil chenapan du rap”, en enchaînant les interviews promotionnelles et les passages dans les grands médias, il a fait le choix pour la suite de sa carrière de ne plus donner d'interviews. Ainsi, il refuse de faire le jeu du système dans lequel il évolue, et il se sert justement de sa notoriété acquise grâce audit système pour le critiquer : plus de prises de paroles publiques, plus d’apparitions médiatiques, il laisse à présent sa musique parler par elle-même. Tout l’inverse, finalement, d’Orelsan.

Ce n’est pas la première fois qu’Orelsan écrit des morceaux qui peuvent être qualifiés, en exagérant le trait, de morceaux “engagés” (et j’insiste sur les guillemets, tant ce terme veut tout et rien dire). Ce n'était cependant jamais fait de manière si frontale, et la nature des morceaux excusait, voir expliquait, les prises de positions légères, grossières ou évidentes qui étaient adoptées. L'exemple le plus parlant est l'avant dernier morceau de son deuxième album, Suicide Social, qui dépeint une société où chaque individu n’est qu’un cliché détestable, et où le personnage vit dans un monde stéréotypé, binaire et dénué d’humanité finalement. Un propos très caricatural, presque enfantin lorsque l'on y réfléchit, qui s'explique par le fait que la chanson soit écrite comme une lettre de suicide. Le personnage, alors prêt à s'ôter la vie, ne voit évidemment le monde que d'un point de vue manichéen, et les raccourcis et autres clichés sont utilisés seulement pour amener la réflexion sur la réalité de notre monde : une société plus complexe, où tout n'est pas blanc ou noir.

Sur ce même album, la chanson Plus rien ne m'étonne dépeint quant à elle une société aliénée par le divertissement, où la réflexion individuelle est inexistante. Si elle fonctionne assez bien, c'est parce que la chanson est écrite de manière assez comique, et les différentes touches d'humour, ainsi que les phrases plus rigolotes, excusent la légèreté du propos, finalement assez cliché, qui semble même un peu “vieux con”. D'une manière générale, les prises de position d'Orelsan n'avaient jamais été réellement engagées, mais il n'en avait pas eu la prétention. En revanche, lorsqu'il s'érige comme un moraliste, sans pour autant faire preuve d'une réflexion réellement intéressante et profonde, le propos devient au mieux maladroit, au pire hypocrite. L'Odeur de l'Essence est un morceau qui cristallise le problème de Civilisation : un album qui a de grandes prétentions, sans jamais réussir à réellement adopter un discours intéressant. Pourtant, Orelsan sait le faire, comme il l'a démontré en 2018 sur le morceau À qui la faute, écrit en featuring avec le rappeur Kery James, connu pour ses prises de positions fortes, qui interroge sur la responsabilité de l'Etat dans la situation actuelle des banlieues. Un morceau au propos intéressant, qui selon moi, apporte de réelles pistes de réflexion. Or, dans Civilisation, Orelsan ne fait qu'enfoncer des portes ouvertes, et la position adoptée par le rappeur est assez grossière.


Photo pour l'arrière de la pochette de Civilisation
Photo pour l'arrière de la pochette de Civilisation

Donc, si on résume, le problème de ce quatrième album réside dans ses textes ?

En effet, c'est un problème, mais selon moi, ce n'est que la partie immergée de l'iceberg. Faire un album pseudo engagé au propos finalement lisse, c'est dommage, mais ce n'est pas grave en soi : la preuve, l'album, même si il est moyen, reste, musicalement parlant, pas inintéressant, et la production musicale qui accompagne les textes est quant à elle toujours au mieux de ce que peux proposer Skread, l'acolyte d'Orelsan.

Non, le réel problème, c'est de sortir un album moralisateur, de s'ériger en donneur de leçon, et critiquer "la société", alors même qu'Orelsan en fait lui-même le jeu. Son rapport aux médias et au monde du divertissement n'a absolument pas changé : comment peut-il prétendre sortir un album qui se veut engagé contre le capitalisme, en faisant la promotion de ce dernier dans tous les médias généralistes, de Télérama à Quotidien ? Lui qui expliquait "[ne jamais être vu] aux Victoires de la Musique" reçoit encore une fois le prix de l'album urbain de l'année, sans remettre en question ni la cérémonie, symbole de la consommation de la musique en tant que divertissement, ni la réelle valeur de cette cérémonie : dans le monde du rap, les récompenses sont très souvent contestées, et certains types de rappeurs sont très clairement mis en avant, en défaveur d'autres. Un phénomène plus complexe, que l'on peut résumer par : si un rappeur blanc populaire sort un album, alors c'est lui qui sera récompensé. Un système que critiquera par ailleurs SCH, lors de sa victoire en 2022, en rendant hommage à toute une partie du rap oubliée par ce genre de cérémonie, souvent considérée trop “rue” pour ces événements finalement grand public. C'est un tout, qui enferme Orelsan dans cette image qu'il s'est lui-même construite de produit du système, qu'il ne cherche jamais à remettre en cause ou à détruire, alors même qu'il fait la promotion d'un album prônant des valeurs opposées à son image publique.

Publicité à Times Square pour le documentaire d'Orelsan
Publicité à Times Square pour le documentaire d'Orelsan

Pire pour la promotion de son album, il diffusera un documentaire en 6 parties, réalisé par son frère, qui retrace son parcours, de son boulot de veilleur de nuit à sa consécration avec La Fête est Finie. Si le documentaire est intéressant d'un point de vue historique, il participe à créer cette image de rappeur "cool" que l'on aime inviter sur les plateaux et dans les médias. Une stratégie de promotion qui encore une fois va à l'encontre de son propos, d'autant plus que le documentaire est disponible sur… Prime Video, la plateforme de streaming d'Amazon. Dans le genre anticapitaliste, on a vu mieux… Dans le même registre, Orelsan et son équipe ont fait le choix de créer plusieurs éditions de son CD, qui contiennent chacune les mêmes titres mais dont l'apparence change. Une stratégie classique, qui incite les fans à acheter plusieurs fois le même produit, pour la collection. Souvent, les rappeurs créent deux éditions de leur projet, en proposant même parfois un titre inédit pour chacune. Ici, aucun titre exclusif, mais un album initialement disponible en… 15 versions ! Pire, il en rajoute par la suite, pour en créer plus de 20 ! Et c’est pas fini, rebelote pour la sortie de la version vinyle de l’album : plus de 15 éditions différentes ! Au total, il existe plus de 40 éditions de son album... Alors qu'il consacre une chanson entière à l'écologie, cette stratégie commerciale sonne un peu comme du foutage de gueule… Après la sortie de son album, il deviendra également égérie Dior : comment peut-il prétendre s'engager pour l'écologie et contre le capitalisme, alors même que tout ce qu'il fait va à l'encontre de ses propos…

Lui qui rappait en 2010 "écouter des chanteurs faire la morale ça me fait chier", semble finalement avoir retourné sa veste, en adoptant des positions faussement engagées dans l'unique but de brosser l'auditeur dans le sens du poil. Finalement, que dit Orelsan ? Le capitalisme, c'est pas bien, les réseaux sociaux, c'est dangereux, et l'écologie, c'est bien, et lui, c'est juste un pauvre mec qui essaie de faire de son mieux ? C'est à peine une caricature tant le fond de son propos est devenu vide : pour moi, un rappeur n'est pas tenu de prendre des positions, mais lorsqu'il le fait, alors il est bienvenu de le faire bien. D'avoir de réels engagements, et non de répéter des banalités, et surtout, d'accorder ses propos avec ses actions, sinon, ça ressemble grandement à de la malhonnêteté intellectuelle.


Publicité pour Dior avec Orelsan
Publicité pour Dior avec Orelsan

Un an plus tard, en 2022, Orelsan creuse encore une fois le trou, en sortant une édition augmentée de son album, Civilisation Ultime, constituée de maquettes qu'il avait rejetées, et qu'il a finalement décidé de sortir. Le niveau 0 de la réflexion artistique, qui ressemble plus à une opportunité commerciale qu’à une réelle intention créative. Pour en faire la promotion, il sort également une suite à son documentaire, retraçant le processus créatif du précédent projet. Si l'album initial restait tout de même intéressant sur certains points, et que plusieurs titres ressortent en bien, cette réédition est catastrophique : c'est bien simple, la plupart des titres ne sont que des versions moins bonnes de titres déjà sortis, des versions tests de sons que l’on connaît déjà, et le peu de nouveauté n’est vraiment pas mémorable…

Une démarche feignante, qui fait tâche dans la discographie du rappeur… Très dommage de constater ce qu'est devenu Orelsan: une parodie de lui-même, qui surfe encore sur son image d'éternel adolescent, alors même qu'il a dépassé la quarantaine, et dont la musique n'a plus la saveur qui faisait son succès.

Alors qu'est-ce qu'on retient de sa carrière à l'heure actuelle ? Il a plusieurs excellents morceaux à son palmarès, je pense au magnifique Notes pour trop tard, et à la conclusion de son premier album, Peur de l'Échec. De manière générale, ses 3 premiers albums varient de l'assez bon au très bon, et ses deux projets en groupe restent sympathiques. Une discographie malheureusement entachée par un quatrième album moyen et sa réédition inutile, qui sonnent très hypocrite au vu des engagements réels de l'artiste…

Lorsqu'il chantait, sous le ton de l’ironie, "Au final, je crois que je me suis fait bouffer par le système" en 2010, Orelsan ne pensait sûrement pas être si prophétique, mais il semble finalement être devenu tout ce qu'il dénonçait et rejetait au début de sa carrière.

Pour la suite, j’attends évidemment de voir ce que va proposer l’artiste, mais je reste très dubitatif quant à sa capacité à proposer une musique qui me touche de nouveau. J’espère néanmoins une remise en question de l’artiste, qui semble voir son public comme une vache à lait, tant la réflexion dans ce qu’il propose récemment est faible, et ce n'est pas la sortie prochaine d'un livre-photo de sa tournée à 35 (!) € qui me fait dire le contraire.


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